Tout au long de son parcours, la philosophie semble faire prévaloir la raison sur les sens : la vérité issue de l’activité froidement rationnelle de la pensée sur celle que nous donnent l’imagination et ses élans. C’est Nietzsche qui, de toute la puissance de son verbe, s’oppose à pareille hiérarchie, lui qui se vante de renverser les tables : l’art est désormais premier avec lui. Et l’impératif du beau résonne autrement… Mais en quoi réside cette nouveauté ?
Md : Qu’est-ce qui est inscrit à l’ordre du jour de nos discussions ? Nietzsche, n’est-ce pas ?
Ph : Nietzsche, oui ! En tant que pensée de la violence…
Po : Et violence de la pensée, aussi : non ?
Ph : C’est tout un chez lui.
Md : Une violence de la pensée qui l’a mené à la folie. Lui qui a inauguré son parcours philosophique sous le signe de la tragédie – sa Naissance de la tragédie demeure un texte de première importance, si j’en crois des avis éclairés -, il l’a achevé sous le même signe : sa chute dans la folie constitue par excellence la figure symbolique de la tragédie de l’homme moderne. Je dois dire à ce propos que c’est cette folie de Nietzsche qui a toujours fait le lien dans mon esprit entre philosophie et réflexion sur la folie. Pour moi, le thème de la folie n’a jamais été une simple question de psychologie clinique, de psychiatrie au sens restreint et spécialiste du terme. J’ai toujours considéré que c’était une porte d’entrée pour la philosophie…
Ph : Si la folie de Nietzsche représente une porte ouvrant sur la philosophie, on pourrait penser que c’est pour rappeler qu’à défier la suprématie de la raison dans le domaine de la pensée, on en vient à perdre soi-même la raison et, avec elle, tous les attributs de l’activité philosophique. Il s’agirait donc d’insister sur la nécessité de s’en tenir à la raison pour s’adonner à la philosophie, selon l’enseignement d’un Platon. Mais je ne crois pas que ce soit de cette manière que tu l’entends.
Md : Non, pas de cette manière en effet. Mes idées ne sont pas très claires à ce sujet. Disons quand même qu’on peut concevoir la vérité comme ce que la pensée ne peut atteindre qu’en faisant l’expérience de la folie. Tant qu’elle demeure dans le confort de son bon sens, la vérité lui reste étrangère : elle en parlera, mais ne cessera pas de la rater, de passer à côté de l’essentiel.
Po : Ce qui voudrait dire qu’en basculant dans la folie, Nietzsche n’aurait fait en réalité que suivre le chemin qui le conduit vers la vérité.
Md : J’admets qu’il y a une difficulté à l’affirmer, mais c’est bien le fond de ma pensée. Il y a dans la folie quelque chose de profondément humain : c’est à la fois le point le plus dramatique de l’expérience humaine, celui du naufrage, et le point le plus lumineux, à partir duquel se trouve conquis ce que l’état de raison s’épuise à atteindre sans jamais y parvenir.
Ph : Cette facette lumineuse de la folie, c’est ce dont Platon avait conscience et sur quoi il a laissé des indications dans son Phèdre : des indications qui démentent l’image qu’on se fait souvent de sa pensée, et dont on peut d’ailleurs se demander si Nietzsche les a connues lorsqu’il rédigeait sa Naissance de la tragédie. Car il y critique Platon en lui attribuant à lui et à son maître Socrate le rôle de chantres de la raison. C’est pourtant un tout autre visage que Platon présente de la philosophie dans le Phèdre, et dans d’autres dialogues aussi du reste : celui d’un élan animé par l’amour, et où l’amour relève lui-même d’une forme de folie…
Po : Platon est aussi celui qui, à propos du point focal de la pensée, de la vérité ultime vers laquelle cette dernière tend comme à l’objet de son désir, utilise le mot « kalos » : le Beau ! Or, le beau est naturellement présent dans la pensée de Nietzsche. Je rappelais la dernière fois cette sentence dont il est l’auteur : nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité… Sans doute que par « vérité », il n’entendait pas exactement ce qu’en disait Platon, mais ce que le mot avait pris comme signification au terme de toute une aventure métaphysique à travers laquelle l’homme a fait de lui-même un « je pensant », un sujet de la connaissance. Il reste que, redonnant au beau la place éminente qui est la sienne, à travers cette réévaluation positive de l’art par rapport à la philosophie, on doit quand même se demander si sa folie à lui est le fait d’une rencontre avec le beau, ou si ce n’est pas plutôt le résultat d’un épuisement, de ce que les Anglais appellent «a collapse ».
Ph : Voilà qui nous ramène à notre sujet ! Mais dans le prolongement de ta question, il faudrait aussi se demander si l’épuisement – au cas où c’est de ça qu’il s’agit – est celui de Nietzsche en tant que personne, ou s’il n’est pas plutôt celui de la métaphysique, en tant peut-être qu’elle ne parvient pas à se libérer d’elle-même vers des voies de salut et qu’elle se retrouve ainsi dans de sombres impasses. Peut-être que l’art qui est invoqué contre la vérité, contre la science donc, est un art pour lequel l’expérience du beau se révèle être une expérience impossible. Précisément parce qu’il demeure prisonnier de cette posture de la pensée qui a marqué l’aventure métaphysique : les sorties de la métaphysique qui se révèlent être des perpétuations de la métaphysique sont, comme vous savez peut-être, un thème de la pensée d’aujourd’hui, surtout après les analyses de Heidegger dans ce domaine.
Po : Un art pour lequel l’expérience du beau est impossible : qu’est-ce ? D’autre part, il y a l’autre possibilité, à savoir que par Nietzsche la philosophie renoue avec l’expérience du beau, dont elle avait pris congé à partir de son moment grec. Ce qui voudrait dire dans ce cas que sa folie est comme le contrecoup de retrouvailles trop intenses.
Ph : « Un art pour lequel l’expérience du beau est impossible, qu’est-ce ? », dis-tu. Hé bien, c’est un art qui s’inscrit dans la droite ligne de l’esthétique kantienne. Il est bien question de beau dans cette esthétique, naturellement, mais ainsi que nous l’avons dit, c’est un beau qui n’est que le produit d’un jugement. Ce n’est pas le beau dont on dit qu’il rend fou, selon l’expression heureuse de notre langage familier : yhebbel ! Ce n’est pas le beau face auquel on est dans la déférence et dans la défaillance.
Po : Faut-il considérer que la pensée de Nietzsche sur le beau est héritière de l’esthétique de Kant ?
Ph : On ne doit pas l’exclure…
Po : Ce qu’il nous dit sur la tragédie va-t-il dans ce sens ? Il y a au moins de sérieuses raisons d’en douter.
Ph : Les réflexions de Nietzsche sur l’expérience du beau s’étalent sur presque tous les textes qui forment son œuvre. Mais l’intuition fondamentale se trouve dans la Naissance de la tragédie. C’est-à-dire dans l’affirmation selon laquelle le beau se révèle lorsque l’élément apollinien de la forme se trouve porteur de la difformité de l’élément dionysiaque, dans toute sa profondeur abyssale, sans se laisser emporter par le vertige. C’est le sourire altier et serein de celui qui reçoit l’insoutenable souffrance de son appartenance au gouffre. Comme ces héros tragiques qui se tiennent droit face au monde, alors qu’ils ont tout perdu. Le beau est là, dans l’imperceptible souffle de victoire sur la souffrance. Dans l’ordre royal intimé à l’âme, celui de porter l’étendard du bonheur, alors que l’abîme ouvre ses bras à ses pieds. Tel est le secret, selon Nietzsche, de l’esprit aristocratique qui a prévalu dans la culture des anciens Grecs, et à quoi l’homme moderne est devenu complètement étranger : son bonheur, à lui le « dernier homme », réside dans la négation de son destin tragique. Il est dans ce que Blaise Pascal appelle le « divertissement ». La métaphysique ne cesse de pourvoir à cette négation, à la possibilité donc du divertissement, même quand elle se dit critique.
Po : En quoi sa dénonciation de la métaphysique serait-elle encore une manifestation de la métaphysique, comme tu le suggérais tantôt ? Et en quoi son expérience du beau, telle que tu viens de nous la présenter, serait-elle l’expérience d’une impossibilité du beau ?
Ph : Il est bien entendu que chaque philosophe, qui présente une dénonciation de la métaphysique, a de celle-ci une conception qui n’est pas tout à fait celle des autres. Pour Nietzsche, on peut situer le point de départ de la métaphysique dans la paire Euripide-Socrate : ce sont eux qui engagent la pensée hors des sentiers fermes de la pensée tragique. Euripide en tournant le dos à la puissance proprement musicale de la tragédie, qui réside dans le chœur et qui en constitue le lieu le plus essentiel et le plus palpitant, et Socrate en engageant l’expérience de la pensée sur la voie de la dialectique et de ses ratiocinations. Platon, lui, ne fait que prendre le relai en posant les bases d’un arrière-monde, à savoir le monde des Idées. Nietzsche se présente donc à lui-même comme celui qui ramène la pensée au bercail de sa vocation initiale. Mais, en la ramenant ainsi à ce qu’il considère être sa vocation noble et initiale, il demeure dans le rôle de celui qui assigne une fonction à la pensée humaine. Le pendant du retour à la Grèce, c’est la conquête d’une nouvelle définition de l’homme comme volonté de puissance et, par là même, d’un projet universel qui consacre dans le monde l’ordre de cette volonté. Voilà le lieu en lequel s’opère le retour à la métaphysique, et à partir duquel l’expérience du beau peut se révéler finalement impossible, comme j’en ai fait l’hypothèse.
Md : De quelle façon pourrait-on rendre plus sensible l’expérience de cette impossibilité… si vraiment il y a impossibilité ?
Ph : Tu me pousses dans mes retranchements. Je n’ai pas de réponse prête à ta question. Mais je vais essayer d’en produire. Voyons voir… Lors de nos précédentes rencontres, il y a maintenant quelques mois de ça, nous avons évoqué l’expérience du beau en indiquant les trois grandes étapes qui semblaient en marquer la manifestation dans l’histoire. Nous avons parlé, vous vous en souvenez, de la statuaire grecque, puis de la tragédie et, enfin, de ce que nous avons appelé « l’agonie », en quoi nous avons reconnu une illustration dans l’art chrétien. Il s’agissait donc de trois jalons, qui permettaient à chaque fois de saisir le moment d’un approfondissement, en ce sens que l’âme se trouvait engagée dans un sacrifice de soi plus total en vue de l’accueil du beau. L’expérience du beau s’est livrée à notre intelligence comme cette chose à laquelle l’homme ne saurait avoir pleinement accès que dans un mouvement agonique. Dans un deuxième temps, nous avons reconnu dans la tradition abrahamique la réponse à une injonction qui émanait justement de cette expérience : injonction afin que le monde s’accorde à la venue du beau. Cela, bien sûr, dans la mesure où le beau est le visage du divin d’une part et, d’autre part, dans la mesure où le visage du divin qui se donne à travers le beau est celui d’un divin qui n’admet aucune limite. Mais ces considérations délicates sur les religions abrahamiques, que nous n’avons d’ailleurs pas épuisées, et qui nous ont entraînés sur le terrain de la question de la violence, ne doivent pas nous faire oublier que c’est bien d’agonie qu’il a été question au commencement du commencement. Je veux dire par là que, au-delà des remous de l’histoire, des conquêtes et des « chocs de civilisations», il y a ceci que l’homme a répondu à la rencontre du beau par l’agonie. Or, que nous dit Nietzsche quand il prétend instaurer l’ordre du surhomme ? Ne sommes-nous pas devant le triomphe de l’homme qui, solitaire, ne reconnaît d’autorité que la sienne propre ? Si tel est le cas, comment l’expérience du beau pourrait-elle le faire tomber à genoux, puis engager à changer le monde de fond en comble afin qu’advienne en lui le règne du beau ?
Po : Si la figure du Christ incarne l’expérience de l’agonie, on se souviendra de ce mot de Nietzsche : Dionysos contre le crucifié. Je me demande si la figure de Dionysos ne peut pas nous aider à y voir plus clair dans la nature de la relation qui existe entre l’homme nietzschéen et le beau. Et si ce n’est pas à une toute autre expérience du beau que nous convie Nietzsche, à travers cette figure…
Md : Quelle pourrait-être cette expérience ?
Po : Je suppose que la réponse à cette question devrait nous engager sur la voie des querelles qui ont opposé Nietzsche à Wagner. Dans la Naissance de la tragédie, Wagner se présente comme ce compositeur qui rétablit enfin dans son droit la place du chœur dans le drame. Quelques années plus tard, comme vous le savez, Nietzsche révise sa position et fait violemment descendre Wagner du piédestal sur lequel il l’avait installé. La raison ? Il se rend compte que l’opéra wagnérien trempe dans un romantisme germaniste et que ce qu’il croyait être chez lui une forme moderne de dionysisme n’en est en réalité qu’une contrefaçon.
Ph : Nous revenons donc à la question du chœur. A la question du chant tragique à l’intérieur duquel l’harmonie du dehors est le visage d’une souffrance infinie, d’une grimace, d’une disharmonie profonde. Voilà ce que Nietzsche ne trouve pas chez Wagner, puisque ce qu’il trouve c’est un « pessimisme ». Mais en quoi sommes-nous plus avancés en disant ça ?
Po : Il me semble que nous devons comprendre de façon plus précise ce besoin qu’a Nietzsche d’insister sur la disharmonie.
Ph : Certes. Mais il nous est déjà apparu que la beauté n’est pour lui qu’un voile, qu’un voile pudique par quoi l’homme cache sa souffrance. C’est tout le thème de l’apollinisme.
Md : Plus la souffrance tragique est profonde, plus la beauté se doit d’être radieuse. De sorte que dans une culture où domine le sens du tragique de l’existence, le beau ne pourra que régner parmi les hommes : c’est bien ça ?
Ph : C’est exactement ça. Mais vous voyez que nous sommes toujours dans une logique du voile.
Po : Oui, sauf que pour Nietzsche, le voile acquiert une importance essentielle. Il est la marque de l’homme dans le désordre inquiétant du monde.
Ph : La marque de l’homme, dis-tu ! N’est-ce pas finalement la preuve que nous sommes dans le sillage de Kant, pour qui le beau est affaire de jugement, sachant que le jugement est lui-même l’affaire d’un sujet ? Le jugement, n’est-ce pas une marque de l’homme ? La différence entre Nietzsche et Kant est que le second éprouve le beau comme le signe d’un ordre dans le monde, tandis que le premier y voit ce qui nous préserve du désordre auquel est livré le monde.
Md : Mais il est toujours question d’un règne du beau à instaurer, que l’on soit dans le cas de la tradition abrahamique – du moins quand elle ne s’est pas laissé enliser dans le discours théologico-idéologique – ou que l’on soit ici, avec Nietzsche. Et dans les deux cas, il y a aussi violence de l’action d’instauration, me semble-t-il.
Ph : Sans doute. Mais dans un cas, le beau ouvre à une présence, dans l’autre il ne fait que confirmer une solitude, en jetant un voile sur la blessure qu’elle constitue. Un voile qui, s’il venait à se déchirer, ne serait plus qu’une fenêtre sur la folie… Dirions-nous d’autre part que les mots par lesquels serait opérée cette instauration seraient eux-mêmes, dans les deux cas, des mots qui inspirent le beau, et que la violence de l’instauration serait à son tour une violence belle, comme nous nous le demandions la dernière fois ?
Md : La question, sur ce point précis, reste en suspens. Je note cependant que cette insistance de Nietzsche sur l’élément de la musique et du chant peut nous renvoyer à l’expérience islamique de l’art, puisque nous y avions reconnu ce même penchant, cette même vocation à faire prévaloir l’élément musical.